Dans la Hongrie de Viktor Orbán, les sans-abris n’ont pas le droit de dormir dans l’espace public. L’ONG Budapest Bike Maffia s’organise pour leur venir en aide. Sous le nom de Vitamin Kommandó, un bataillon de bénévoles prépare des sandwichs puis roule à travers la capitale pour les distribuer.
L’organisation est quasi militaire. Cinq tables sont dressées dans la salle de classe d’une école du XIIIe arrondissement de Budapest et chacune a une fonction. Préparation des tartines, découpe de la viande, des légumes mais aussi assemblage des sandwichs et emballage. Il est à peine 18h, ce jeudi 31 mars, et les bénévoles de Vitamin Kommandó - un projet de l’ONG Budapest Bike Maffia - s’activent sous les ordres bienveillants de Zita. Cette institutrice à la retraite, Doc Martens bordeaux aux pieds et démarche assurée, virevolte entre les tables : « Nous préparons quasiment 200 sandwichs par soir et cela, trois fois par semaine donc il faut être très bien organisé », explique-t-elle.
Ce travail à la chaîne n’empêche pas la quinzaine de bénévoles de discuter. Au milieu des épluchures de concombre et des miettes de pain, les éclats de voix ne faiblissent pas. La plupart sont des habitués comme Robert, un Anglais qui partage sa vie entre Budapest et un petit village près d’Oxford au Royaume-Uni. Tout en découpant des tranches de jambon à l’aide d’une machine bruyante, il évoque son parcours de bénévole : « Venir ici est un moyen de rencontrer du monde mais, surtout, je voulais trouver une manière concrète d’apporter mon aide à ceux qui sont dans le besoin. Je ne voulais pas simplement donner de l’argent. »
Double peine
Les cuisiniers de cette sandwicherie bénéficient du renfort d’une équipe de cyclistes. Ce sont eux qui distribuent les sandwichs à travers la ville. Andras est bénévole depuis cinq ans et n’arrive jamais les mains vides. Ce jeune homme élancé de 23 ans, casquette de cycliste enfoncée sur la tête, est chargé de faire les courses. À bout de bras, il porte deux gros sacs, qui débordent de pain. « Il ne faut pas passer après moi au supermarché, il ne reste jamais rien », plaisante-t-il. Mais le jeune homme regagne vite son sérieux : « Je pense qu’on ne va pas croiser grand monde ce soir », soupire-t-il. Depuis ce matin, la pluie ne s’est pas arrêtée et après trois jours de soleil, le froid s’est abattu sur la capitale.
Mais à Budapest, ce n'est pas le mauvais temps qui force les sans-abris à se cacher. Dormir dans un espace public est interdit dans le pays. En 2018, une loi criminalisant les sans-abris est votée par le Parlement hongrois. D’après le texte, si une personne sans-logis refuse de quitter son emplacement au bout de trois avertissements donnés par la police en moins de trois mois, elle peut être interpellée. « C’est quasiment impossible de se sortir de la rue dans ce pays », dénonce Rita, une lycéenne de 19 ans bénévole depuis trois mois. Ici, les associations vivent seulement grâce aux dons des particuliers et ne touchent pas un centime du gouvernement. Rita enfile son coupe-vent et poursuit : « Donner des sandwichs est bien mais c’est une solution à court terme. Il faut accompagner les sans-abris, les aider à se réinsérer dans la société. »
« Si tu vois un sans-abri, tu t’arrêtes »
Les sandwichs s’empilent. Ils forment désormais une pyramide prête à s’écrouler. C’est le signal, il est temps de partir. Chaque cycliste remplit son sac à dos. Les fermetures éclairs manquent de craquer. Sous le tableau noir de la salle de classe colorée, deux gros sacs Ikea attendent. Andras les attrape et les accroche à l’aide de tendeurs sur la remorque installée à l’avant de son vélo.
Quelques coups de pédale et l’équipe arrive à sa première étape. La gare de Budapest-Nyugati. Ici, ils ont rendez-vous avec le MKKP, plus connu sous le nom du Parti du chien à deux queues. Une formation politique parodique fondée en 2006 mais très investie dans les actions solidaires. Depuis plusieurs semaines, ses militants ont installé une tente jaune et blanche juste en face de cette gare où arrivent les réfugiés ukrainiens. Aucun des bénévoles ne les croise: « Le MKKP se fait le relais de Vitamin Kommandó auprès d’eux », détaille Andras.
Après ce court arrêt, direction le centre-ville de la capitale. Au fil des missions, les bénévoles ont fini par repérer les lieux où les sans-abris se réfugient. Mais chaque soir est différent : ils peuvent en croiser à n’importe quel coin de rue. C’est d’ailleurs une règle tacite, « si tu vois un sans-abri, tu t’arrêtes », lance Andras. Devant une station de métro, collés contre les parois vitrées, cinq hommes sont emmitouflés sous des couvertures. Les cyclistes ont à peine le temps de poser le pied à terre qu'ils viennent à leur rencontre et commencent à discuter. « Ce sont des habitués. Ils savent que nous arrivons à cette heure-là », souffle Andras.
Un homme à la barbe blanche avale ses deux sandwichs sans perdre de temps tandis qu’un autre jette la nourriture par terre et retourne se coucher en hurlant. Ses compagnons de fortune lui ordonnent de se taire en rigolant et poursuivent leurs discussions avec les bénévoles. « Nous ne savons jamais comment les gens vont réagir alors on reste très neutres. S’ils souhaitent nous parler, nous restons mais sinon, on part. » L’un d’eux arbore un masque en tissu noir et une capuche de la même couleur recouvre son front. Il fait le tour des vélos, pose des questions et puis se retourne : « Très peu de personnes nous aident à Budapest mais eux, ils font partie des visages familiers, ils font ce qu’ils peuvent pour nous soutenir physiquement et mentalement. » Il est 20h30, la tournée s’achève. Avant de partir, Andras sort de son sac à dos des sachets en plastique froissés qu’il tend à cet homme. Ce sont des cachets de vitamines.
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